X

 

J’errais autour du Nideck sans pouvoir retrouver l’issue par laquelle j’étais sorti.

Tant d’inquiétudes et d’émotions successives commençaient à réagir sur ma tête ; je marchais au hasard, me demandant avec terreur si la folie ne jouait pas un rôle dans mes idées, ne pouvant me résoudre à croire à ce que j’avais vu, et cependant effrayé de la lucidité de mes perceptions.

Cet homme qui lève un flambeau dans les ténèbres, qui hurle comme un loup, qui va froidement accomplir un crime imaginaire, sans en omettre un geste, une circonstance, le moindre détail, qui s’échappe enfin et confie au torrent le secret de son meurtre : tout cela me torturait l’esprit, allait et venait sous mes yeux, et me produisait l’effet d’un cauchemar.

Je courais, haletant, égaré par les neiges, ne sachant de quel côté me diriger.

Le froid devenait plus vif à l’approche du jour. Je grelottais... Je maudissais Sperver d’être venu me prendre à Fribourg, pour me lancer dans cette aventure hideuse.

Enfin, exténué, la barbe chargée de glaçons, les oreilles à demi gelées, je finis par découvrir la grille et je sonnai à tour de bras.

Il était alors environ quatre heures du matin. Knapwurst se fit terriblement attendre. Sa petite cassine, adossée contre le roc, près du grand portail, restait silencieuse ; il me semblait que le bossu n’en finirait pas de s’habiller, car je le supposais couché, peut-être endormi.

Je sonnai de nouveau.

À ce coup sa figure grotesque sortit brusquement, et me cria de la porte, d’un accent furieux :

« Qui est là ?

– Moi... le docteur Fritz !

– Ah !... c’est différent. »

Il rentra dans sa loge chercher une lanterne, traversa la cour extérieure, ayant de la neige jusqu’au ventre, et, me fixant à travers la grille :

« Pardon, pardon, docteur Fritz, dit-il, je vous croyais couché là-haut, dans la tour de Hugues. Comment ! c’était vous qui sonniez ? Tiens ! tiens ! C’est donc ça que Sperver est venu me demander vers minuit si personne n’était sorti. J’ai répondu que non, et, de fait, je ne vous avais pas vu.

– Mais, au nom du ciel, monsieur Knapwurst, ouvrez donc ! vous m’expliquerez cela plus tard.

– Allons, allons, un peu de patience. »

Et le bossu, lentement, lentement, défaisait le cadenas et roulait la grille, tandis que je claquais des dents et frissonnais des pieds à la tête.

« Vous avez bien froid, docteur, me dit alors le petit homme ; vous ne pouvez entrer au château,

– Sperver en a fermé la porte intérieure, je ne sais pas pourquoi, cela ne se fait pas d’habitude, la grille suffit, – venez vous chauffer chez moi. Vous ne trouverez pas ma petite chambre merveilleuse. Ce n’est à proprement parler qu’un réduit ; mais, quand on a froid, on n’y regarde pas de si près. »

Sans répondre à son bavardage, je le suivais rapidement.

Nous entrâmes dans la cassine, et, malgré mon état de congélation presque totale, je ne pus m’empêcher d’admirer le désordre pittoresque de cette sorte de niche. La toiture d’ardoises, appuyée d’un côté contre le roc, et de l’autre sur un mur de six à sept pieds de haut, laissait voir ses poutres noircies, s’étayant jusqu’au faîte.

L’appartement se composait d’une pièce unique, ornée d’un grabat que le gnome ne se donnait pas la peine de faire tous les jours, et de deux petites fenêtres à carreaux hexagones, où la lune avait déteint ses rayons nacrés de rose et de violet. Une grande table carrée en occupait le milieu. Comment cette grande table de chêne massif était-elle entrée par cette petite porte ?... Il eût été difficile de le dire.

Quelques tablettes ou étagères soutenaient des rouleaux de parchemin, de vieux bouquins, grands et petits. Sur la table était ouvert un immense volume à majuscules peintes, à reliure de peau blanche, à fermoir et coins d’argent. Cela me parut avoir tout l’air d’un recueil de chroniques. Enfin deux fauteuils, dont l’un de cuir roux et l’autre garni d’un coussin de duvet, où l’échine anguleuse et le coxal biscornu de Knapwurst avaient laissé leur empreinte, complétaient l’ameublement.

Je passe l’écritoire, les plumes, le pot à tabac, les cinq ou six pipes éparses à droite et à gauche, et dans un coin le petit poêle de fonte à porte basse, ouverte, ardente, lançant parfois une gerbe d’étincelles, avec le sifflement bizarre du chat qui se fâche et lève la patte.

Tout cela était plongé dans cette belle teinte brune d’ambre enfumé qui repose la vue, et dont les vieux maîtres flamands ont emporté le secret.

« Vous êtes donc sorti hier soir, monsieur le docteur ? me dit Knapwurst, lorsque nous fûmes commodément installés, lui devant son volume, moi les mains contre le tuyau du poêle.

– Oui, d’assez bonne heure, lui répondis-je ; un bûcheron du Schwartz-Wald avait besoin de mon secours : il s’était donné de la hache dans le pied gauche. »

Cette explication parut satisfaire le bossu ; il alluma sa pipe, une petite pipe de vieux buis, toute noire, qui lui pendait sur le menton.

« Vous ne fumez pas, docteur ?

– Pardon.

– Eh bien ! bourrez donc une de mes pipes. J’étais là, fit-il en étendant sa longue main jaune sur le volume ouvert, j’étais à lire les chroniques de Hertzog, lorsque vous avez sonné. »

Je compris alors la longue attente qu’il m’avait fait subir.

« Vous aviez un chapitre à finir ? lui dis-je en souriant.

– Oui, Monsieur », fit-il de même.

Et nous rîmes ensemble.

« C’est égal, reprit-il, si j’avais su que c’était vous, j’aurais interrompu le chapitre. »

Il y eut quelques instants de silence. Je considérais la physionomie vraiment hétéroclite du bossu, ces grandes rides contournant sa bouche, ces petits yeux plissés, ce nez tourmenté, arrondi par le bout, et surtout ce front volumineux à double étage. Je trouvais à la figure de Knapwurst quelque chose de socratique, et, tout en me chauffant, en écoutant le feu pétiller, je réfléchissais au sort étrange de certains hommes :

« Voilà ce nain, me disais-je, – cet être difforme, rabougri, exilé dans un coin du Nideck, comme le grillon qui soupire derrière la plaque de l’âtre, – voilà ce Knapwurst qui, au milieu de l’agitation, des grandes chasses, des cavalcades allant et venant, des aboiements, des ruades et des hallalis, le voilà qui vit seul, enfoui dans ses livres, ne songeant qu’aux temps écoulés, tandis que tout chante ou pleure autour de lui, que le printemps, l’été, l’hiver, passent et viennent regarder, tour à tour, à travers ses petites vitres ternes, égayant, chauffant, engourdissant la nature !... Pendant que tant d’autres êtres se livrent aux entraînements de l’amour, de l’ambition, de l’avarice, espèrent, convoitent, désirent, lui n’espère rien, ne convoite, ne désire rien. Il fume sa pipe, et, les yeux fixés sur un vieux parchemin, il rêve... il s’enthousiasme pour des choses qui n’existent plus, ou qui n’ont jamais existé, ce qui revient au même : « Hertzog a dit ceci... un tel suppose autre chose ! » Et il est heureux !... Sa peau parchemineuse se recoquille, son échine en trapèze se casse de plus en plus, ses grands coudes aigus creusent leur trou dans la table, ses longs doigts s’implantent dans ses joues, ses petits yeux gris se fixent sur des caractères latins, étrusques ou grecs. Il s’extasie, il se lèche les lèvres, comme un chat qui vient de laper un plat friand. Et puis il s’étend sur son grabat, les jambes croisées, croyant avoir fait sa suffisance. Oh ! Dieu du ciel, est-ce en haut, est-ce en bas de l’échelle, qu’on trouve l’application sévère de tes lois, l’accomplissement du devoir ? »

Et cependant la neige fondait autour de mes jambes, la douce haleine du poêle me pénétrait, je me sentais renaître dans cette atmosphère enfumée de tabac et de résine odorante.

Knapwurst venait de poser sa pipe sur la table, et appuyant de nouveau la main sur l’in-folio :

« Voici, docteur Fritz, dit-il d’un ton grave qui semblait sortir du fond de sa conscience ou, si vous aimez mieux, d’une tonne de vingt-cinq mesures, voici la loi et les prophètes !

– Comment cela, monsieur Knapwurst ?

– Le parchemin, le vieux parchemin, dit-il, j’aime ça ! Ces vieux feuillets jaunes, vermoulus, c’est tout ce qui nous reste des temps écoulés, depuis Karl le Grand, jusqu’aujourd’hui ! Les vieilles familles s’en vont, les vieux parchemins restent ! Que serait la gloire des Hohenstaufen, des Leiningen, des Nideck et de tant d’autres races fameuses ?... Que seraient leurs titres, leurs armoiries, leurs hauts faits, leurs expéditions lointaines en Terre-Sainte, leurs alliances, leurs antiques prétentions, leurs conquêtes accomplies, et depuis longtemps effacées ?... Que serait tout cela, sans ces parchemins ? Rien ! Ces hauts barons, ces ducs, ces princes seraient comme s’ils n’avaient jamais été, eux et tout ce qui les touchait de près ou de loin !... Leurs grands châteaux, leurs palais, leurs forteresses tombent et s’effacent, ce sont des ruines, de vagues souvenirs !... De tout cela, une seule chose subsiste : la chronique, l’histoire, le chant du barde ou du minnesinger, – le parchemin ! »

Il y eut un silence. Knapwurst reprit :

« Et dans ces temps lointains, – où les grands chevaliers allaient guerroyant, bataillant, se disputant un coin de bois, un titre, et quelquefois moins ; – avec quel dédain ne regardaient-ils pas ce pauvre petit scribe, cet homme de lettres et de grimoire, habillé de ratine, l’écritoire à la ceinture pour toute arme, et la barbe de sa plume pour fanion ! Combien ne le méprisaient-ils pas, disant : « Celui-ci n’est qu’un atome, un puceron ; il n’est bon à rien, il ne fait rien, ne perçoit point nos impôts et n’administre point nos domaines, tandis que nous, hardis, bardés de fer, la lance au poing, nous sommes tout ! » Oui, ils disaient cela, voyant le pauvre diable traîner la semelle, grelotter en hiver, suer en été, moisir dans sa vieillesse. Eh bien ! ce puceron, cet atome les fait survivre à la poussière de leurs châteaux, à la rouille de leurs armures ! –  Aussi, moi, j’aime ces vieux parchemins, je les respecte, je les vénère. Comme le lierre, ils couvrent les ruines, ils empêchent les vieilles murailles de s’écrouler et de disparaître tout à fait. »

En disant cela, Knapwurst semblait grave, recueilli ; une pensée attendrie faisait trembler deux larmes dans ses yeux.

Pauvre bossu, il aimait ceux qui avaient toléré, protégé ses ancêtres ! Et puis, il disait vrai, ses paroles avaient un sens profond.

J’en fus tout surpris.

« Monsieur Knapwurst, lui dis-je, vous avez donc appris le latin ?

– Oui, monsieur, tout seul, répondit-il non sans quelque vanité, le latin et le grec ; de vieilles grammaires m’ont suffi. C’étaient des livres du comte, mis au rebut ; il me tombèrent dans les mains, je les dévorai !... Au bout de quelque temps, le seigneur du Nideck, m’ayant entendu par hasard faire une citation latine, s’étonna : « Qui donc t’a appris le latin, Knapwurst ? – Moi-même, Monseigneur. » Il me posa quelques questions. J’y répondis assez bien. « Parbleu ! dit-il, Knapwurst en sait plus que moi, je veux en faire mon archiviste. » Et il me remit la clef des archives. Depuis ce temps, il y a de cela trente-cinq ans, j’ai tout lu, tout feuilleté. Quelquefois, le comte, me voyant sur mon échelle, s’arrête un instant, et me demande : « Eh ! que fais-tu donc là, Knapwurst ? – Je lis les archives de la famille, Monseigneur. – Ah ! et ça te réjouit ? – Beaucoup. – Allons, tant mieux ! sans toi, Knapwurst, qui saurait la gloire des Nideck ? »

Et il s’en va en riant. Je fais ici ce que je veux.

– C’est donc un bien bon maître, monsieur Knapwurst ?

– Oh ! docteur Fritz, quel cœur ! quelle franchise ! fit le bossu en joignant les mains ; il n’a qu’un défaut.

– Et lequel ?

– De n’être pas assez ambitieux.

– Comment ?

– Oui, il aurait pu prétendre à tout. Un Nideck ! l’une des plus illustres familles d’Allemagne, songez donc ! il n’aurait eu qu’à vouloir, il serait ministre, ou feld-maréchal. Eh bien ! non ! dès sa jeunesse, il s’est retiré de la politique ; – sauf la campagne de France qu’il a faite à la tête d’un régiment qu’il avait levé à son compte, – sauf cela, il a toujours vécu loin du bruit, de l’agitation, simple, presque ignoré, ne s’inquiétant que de ses chasses. »

Ces détails m’intéressaient au plus haut point. La conversation prenait d’elle-même le chemin que j’aurais voulu lui faire suivre. Je résolus d’en profiter.

« Le comte n’a donc pas eu de grandes passions, monsieur Knapwurst ?

– Aucune, docteur Fritz, aucune, et c’est dommage, car les grandes passions font la gloire des grandes familles. Quand un homme dépourvu d’ambition se présente dans une haute lignée, c’est un malheur : il laisse déchoir sa race. Je pourrais vous en citer bien des exemples ! Ce qui ferait le bonheur d’une famille de marchands cause la perte des noms illustres. »

J’étais étonné ; toutes mes suppositions sur l’existence passée du comte croulaient.

« Cependant, monsieur Knapwurst, le seigneur du Nideck a éprouvé des malheurs !

– Lesquels ?

– Il a perdu sa femme...

– Oui, vous avez raison... sa femme... un ange... il l’avait épousée par amour... C’était une Zâan, vieille et bonne noblesse d’Alsace, mais ruinée par la révolution. La comtesse Odette faisait le bonheur de monseigneur. Elle mourut d’une maladie de langueur qui traîna cinq ans. Ah ! tout fut épuisé pour la sauver. Ils firent ensemble un voyage en Italie ; elle en revint beaucoup plus mal, et succomba quelques semaines après leur retour. Le comte faillit en mourir. Pendant deux ans il s’enferma, ne voulant voir personne. Sa meute, ses chevaux, il laissait tout dépérir. Le temps a fini par calmer sa douleur. Mais il y a toujours quelque chose qui reste là, – fit le bossu, en appuyant le doigt sur son cœur avec émotion, – vous comprenez... quelque chose qui saigne ! Les vieilles blessures font mal, aux changements de temps, et les vieilles douleurs aussi, vers le printemps, quand l’herbe croît sur les tombes, et en automne quand les feuilles des arbres couvrent la terre. Du reste, le comte n’a pas voulu se remarier ; il a reporté toute son affection sur sa fille.

– Ainsi ce mariage a toujours été heureux ?

– Heureux ! Il était une bénédiction pour tout le monde. »

Je me tus. Le comte n’avait pas commis, il n’avait pu commettre un crime. Il fallait me rendre à l’évidence. Mais alors cette scène nocturne, ces relations avec la Peste-Noire, ce simulacre épouvantable, ce remords dans le rêve entraînant les coupables à trahir leur passé, qu’était-ce donc ?

Je m’y perdais !

Knapwurst ralluma sa pipe, et m’en offrit une que j’acceptai.

Alors le froid glacial qui m’avait saisi était dissipé ; je me sentais dans cette douce quiétude qui suit les grandes fatigues, lorsque, étendu dans un bon fauteuil, au coin du feu, enveloppé d’un nuage de fumée, on s’abandonne au plaisir du repos, et qu’on écoute le duo du grillon et de la bûche qui siffle dans la flamme.

Nous restâmes bien un quart d’heure ainsi.

« Le comte de Nideck s’emporte quelquefois contre sa fille ? » me hasardai-je à dire.

Knapwurst tressaillit, et me fixant d’un regard louche, presque hostile :

« Je sais, je sais ! »

Je l’observais du coin de l’œil, pensant apprendre quelque chose de nouveau, mais il ajouta d’un air ironique :

« Les tours du Nideck sont trop hautes, et la calomnie a le vol trop bas, pour qu’elle puisse jamais y monter.

– Sans doute, mais le fait est positif.

– Oui, que voulez-vous ? c’est une lubie, un effet de son mal. Une fois les crises passées, toute son affection pour mademoiselle Odile reparaît. C’est curieux, Monsieur, un amant de vingt ans ne serait pas plus enjoué, plus affectueux. Cette jeune fille fait sa joie, son orgueil. Figurez-vous que je l’ai vu dix fois monter à cheval pour lui chercher une parure, des fleurs, que sais-je ? Il partait seul et rapportait ces choses comme en triomphe, sonnant du cor. Il n’aurait voulu en confier la commission à personne, pas même à Sperver, qu’il aime tant ! Aussi mademoiselle Odile n’ose exprimer un désir devant lui, de peur de ces folies. Enfin, que puis-je vous dire ?... Le comte de Nideck est le plus digne homme, le plus tendre père et le meilleur maître qu’on puisse souhaiter. Les braconniers qui ravagent ses forêts, l’ancien comte Ludwig les aurait fait pendre sans miséricorde ; lui, il les tolère, il en fait même des gardes-chasse. Voyez Sperver : eh bien ! si le comte Ludwig vivait encore, les os de Sperver seraient en train de jouer des castagnettes au bout d’une corde, tandis qu’il est premier piqueur au château ! »

Décidément, c’était à confondre toutes mes suppositions. Je me pris le front entre les mains et je rêvai longtemps.

Knapwurst, supposant que je dormais, s’était remis à sa lecture.

Le jour grisâtre pénétrait dans la cassine. La lampe pâlissait. On entendait de vagues rumeurs dans le château.

Tout à coup des pas retentirent au-dehors. Je vis passer quelqu’un devant les fenêtres. La porte s’ouvrit brusquement, et Gédéon parut sur le seuil.

 

 

XI

 

La pâleur de Sperver et l’éclat de son regard annonçaient de nouveaux événements ; cependant il était calme et ne parut pas étonné de ma présence chez Knapwurst.

« Fritz, me dit-il d’un ton bref, je viens te chercher. »

Je me levai sans répondre et je le suivis. À peine étions-nous sortis de la cassine, qu’il me prit par le bras, et m’entraîna vivement vers le château.

« Mademoiselle Odile veut te parler, fit-il en se penchant à mon oreille.

– Mademoiselle Odile !... serait-elle malade ?

– Non, elle est tout à fait remise ; mais il se passe quelque chose d’extraordinaire. Figure-toi que ce matin, vers une heure, voyant le comte près de rendre l’âme, je vais pour éveiller la comtesse ; au moment de sonner, le cœur me manque : « Pourquoi l’attrister ? me dis-je, elle n’apprendra le malheur que trop tôt ; et puis l’éveiller au milieu de la nuit, si faible et déjà toute brisée par tant de secousses, ça suffirait pour la tuer du coup ! » Je reste là dix minutes à réfléchir ; enfin, je prends tout sur moi. Je rentre dans la chambre du comte, je regarde... personne ! Ce n’est pas possible : un homme à l’agonie ! Je cours dans le corridor comme un fou. Rien ! J’entre dans la grande galerie. Rien ! Alors, je perds la tête, et me voilà de nouveau devant la chambre de mademoiselle Odile. Cette fois, je sonne ; elle paraît en criant : « Mon père est mort ? – Non... – Il a disparu ? – Oui, Madame... J’étais sorti un instant... Lorsque je suis rentré... – Et le docteur Fritz... où est-il ? – Dans la tour de Hugues. – Dans la tour de Hugues ! » Elle s’enveloppe de sa robe de chambre, prend la lampe et sort. Moi, je reste. Un quart d’heure après, elle revient, les pieds tout couverts de neige, et pâle, pâle, enfin ça faisait pitié. Elle pose sa lampe sur la cheminée, et me dit en me regardant : « C’est vous qui avez installé le docteur dans la tour ? – Oui, Madame. – Malheureux !... vous ne saurez jamais le mal que vous avez fait. » Je voulais répondre. « Cela suffit... allez fermer toutes les portes, et couchez-vous. Je veillerai moi-même. Demain matin, vous irez prendre le docteur Fritz, chez Knapwurst, et vous me l’amènerez. Pas de bruit ! vous n’avez rien vu !... vous ne savez rien ! »

– C’est tout, Sperver ? »

Il inclina la tête gravement.

« Et le comte ?

– Il est rentré... Il va bien ! »

Nous étions arrivés dans l’antichambre. Gédéon frappa doucement à la porte, puis il ouvrit, annonçant :

« Le docteur Fritz ! »

Je fis un pas, j’étais en présence d’Odile. Sperver s’était retiré en fermant la porte.

Une impression étrange se produisit dans mon esprit à la vue de la jeune comtesse, pâle, debout, la main appuyée sur le dossier d’un fauteuil, les yeux brillant d’un éclat fébrile et vêtue d’une longue robe de velours noir.

Elle était calme et fière.

Je me sentis tout ému.

« Monsieur le docteur, dit-elle en m’indiquant un siège, veuillez vous asseoir, j’ai à vous entretenir d’une chose grave. »

J’obéis en silence.

Elle s’assit à son tour et parut se recueillir.

« La fatalité, monsieur, reprit-elle en fixant sur moi ses grands yeux bleus, la fatalité ou la Providence, je ne sais pas encore laquelle des deux, vous a rendu témoin d’un mystère où se trouve engagé l’honneur de ma famille. »

Elle savait tout.

Je restai stupéfait.

« Madame, balbutiai-je, croyez bien que le hasard seul...

– C’est inutile, fit-elle. Je sais tout... C’est affreux ! »

Puis d’un accent à fendre l’âme :

« Mon père n’est point coupable ! » cria-t-elle.

Je frémis, et les mains étendues :

« Je le sais, madame, je connais la vie du comte, l’une des plus belles, des plus nobles qu’il soit possible de rêver. »

Odile s’était levée à demi, comme pour protester contre toute pensée hostile à son père. En m’entendant le défendre moi-même, elle s’affaissa et, se couvrant le visage, elle fondit en larmes.

« Soyez béni, monsieur, murmurait-elle, soyez béni ; je serais morte à la pensée qu’un soupçon...

– Ah ! madame, qui pourrait prendre pour des réalités les vaines illusions du somnambulisme ?

– C’est vrai, monsieur, je m’étais dit cela, mais les apparences... je craignais... pardonnez-moi... J’aurais dû me souvenir que le docteur Fritz est un honnête homme.

– De grâce, madame, calmez-vous.

– Non, fit-elle, laissez-moi pleurer. Ces larmes me soulagent... j’ai tant souffert depuis dix ans !... tant souffert !... Ce secret, si longtemps enfermé dans mon âme... il me tuait... j’en serais morte... comme ma mère !... Dieu m’a prise en pitié... il vous en a confié la moitié... Laissez-moi tout vous dire, monsieur, laissez-moi... »

Elle ne put continuer ; les sanglots l’étouffaient.

Les natures fières et nerveuses sont ainsi faites. Après avoir vaincu la douleur, après l’avoir emprisonnée, enfouie et comme écrasée dans les profondeurs de l’âme, elles passent, sinon heureuses, du moins indifférentes au milieu de la foule, et l’œil de l’observateur lui-même pourrait s’y tromper ; mais viennent un choc subit, un déchirement inattendu, un coup de tonnerre, alors tout s’écroule, tout disparaît. L’ennemi vaincu se relève plus terrible qu’avant sa défaite ; il secoue les portes de sa prison avec fureur, et de longs frémissements agitent le corps, et les sanglots soulèvent la poitrine, et les larmes, trop longtemps contenues, débordent des yeux, abondantes et pressées comme une pluie d’orage.

Telle était Odile !

Enfin elle releva la tête, essuya ses joues baignées de larmes, et, s’étant accoudée au bras de son fauteuil, la joue dans la main, les yeux fixés sur un portrait suspendu au mur, elle reprit d’une voix lente et mélancolique :

« Quand je descends dans le passé, monsieur, quand je remonte jusqu’au premier de mes rêves, je vois ma mère ! – c’était une femme grande, pâle et silencieuse. Elle était jeune encore à l’époque dont je parle ; elle avait trente ans à peine, et pourtant on lui en eût au moins donné cinquante ! Des cheveux blancs voilaient son front pensif. Ses joues amaigries, son profil sévère, ses lèvres toujours contractées par une pression douloureuse, donnaient à ses traits un de ces caractères étranges, où viennent se réfléchir la douleur et l’orgueil. Il n’y avait plus rien de la jeunesse dans cette vieille femme de trente ans, rien que sa taille droite et fière, ses yeux brillants, et sa voix douce et pure comme un rêve de l’enfance. Elle se promenait souvent des heures entières dans cette même salle, la tête penchée ; et moi, je courais heureuse, oui, heureuse autour d’elle, ne sachant point, pauvre enfant ! que ma mère était triste, ne comprenant pas ce qu’il y avait de profonde mélancolie sous ce front couvert de rides !... J’ignorais le passé ; le présent pour moi, c’était la joie, et l’avenir... oh ! l’avenir c’étaient les jeux du lendemain ! »

Odile sourit avec amertume et reprit :

« Quelquefois il m’arrivait, au milieu de mes courses bruyantes, de heurter la promenade silencieuse de ma mère. Elle s’arrêtait alors, baissait les yeux, et, me voyant à ses pieds, elle se penchait lentement, m’embrassait au front avec un vague sourire ; puis elle se levait pour reprendre sa marche et sa tristesse interrompues. Depuis, monsieur, quand j’ai voulu chercher dans mon âme le souvenir des premières années, cette grande femme pâle m’est apparue comme l’image de la douleur. La voilà, – fit-elle en m’indiquant de la main un portrait suspendu au mur, – la voilà telle que l’avait faite, non point la maladie, comme le croit mon père, mais ce terrible et fatal secret... Regardez ! »

Je me retournai, et mon regard tombant tout à coup sur le portrait que m’indiquait la jeune fille, je me sentis frémir.

Imaginez une tête longue, pâle, maigre, empreinte de la froide rigidité de la mort, et par les orbites de cette tête, deux yeux noirs, fixes, ardents, d’une vitalité terrible, qui vous regardent !

Il y eut un instant de silence.

« Que cette femme a dû souffrir ! me dis-je, et mon cœur se serra douloureusement.

– J’ignore comment ma mère avait fait cette épouvantable découverte, reprit Odile, mais elle connaissait l’attraction mystérieuse de la Peste-Noire, les rendez-vous dans la chambre de Hugues... Tout enfin, tout ! Elle ne doutait pas de mon père. Oh non ! seulement, elle mourait lentement, comme je meurs moi-même. »

Je pris mon front dans mes mains... je pleurais !

« Une nuit, poursuivit-elle, j’avais alors dix ans, ma mère, que son énergie seule soutenait encore, était à la dernière extrémité. C’était en hiver, je dormais. Tout à coup une main nerveuse et froide me saisit le poignet ; je regarde : en face de moi se trouvait une femme ; d’une main elle portait un flambeau, et de l’autre elle m’étreignait le bras. Sa robe était couverte de neige ; un tremblement convulsif agitait tous ses membres et ses yeux brillaient d’un feu sombre, à travers ses longs cheveux blancs déroulés sur son visage : c’était ma mère ! « Odile, mon enfant, me dit-elle, lève-toi, habille-toi ; il faut que tu saches tout ! » Je m’habillai, tremblante de peur. Alors, m’entraînant à la tour de Hugues, elle me montra la citerne ouverte. « Ton père va sortir de là, dit-elle en m’indiquant la tour ; il va sortir avec la Louve. Ne tremble pas, il ne peut te voir. » Et en effet, mon père, chargé de son fardeau funèbre, sortit avec la vieille. Ma mère, me portant dans ses bras, les suivit. Elle me fit voir la scène de l’Altenberg. « Regarde, enfant, criait-elle, il le faut, car moi... je vais mourir. Ce secret, tu le garderas. Tu veilleras ton père, seule, toute seule, entends-tu bien ?... Il y va de l’honneur de ta famille ! » – Et nous revînmes. – Quinze jours après, monsieur, ma mère mourut, me léguant son œuvre à continuer, son exemple à suivre. Cet exemple, je l’ai suivi religieusement. Au prix de quels sacrifices ! vous avez pu le voir : il m’a fallu désobéir à mon père, lui déchirer le cœur ! Me marier, c’était introduire l’étranger au milieu de nous, c’était trahir le secret de notre race. J’ai résisté ! Tout le monde ignore au Nideck le somnambulisme du comte, et, sans la crise d’hier, qui a brisé mes forces et m’a empêchée de veiller mon père moi-même, je serais encore seule dépositaire du terrible secret !... Dieu en a décidé autrement, il a mis entre vos mains l’honneur de notre famille. Je pourrais exiger de vous, monsieur, une promesse solennelle de ne jamais révéler ce que vous avez vu cette nuit. Ce serait mon droit...

– Madame, m’écriai-je en me levant, je suis tout prêt...

– Non, monsieur, dit-elle avec dignité, non, je ne vous ferai point cette injure. Les serments n’engagent pas les cœurs vils, et la probité suffit aux cœurs honnêtes. Ce secret, vous le garderez, j’en suis sûre, vous le garderez, parce que c’est votre devoir !... Mais j’attends de vous plus que cela, monsieur, beaucoup plus, et voilà pourquoi je me suis crue obligée de tout vous dire. »

Elle se leva lentement.

« Docteur Fritz, reprit-elle d’une voix qui me fit tressaillir, mes forces trahissent mon courage ; je ploie sous le fardeau, j’ai besoin d’un aide, d’un conseil, d’un ami : voulez-vous être cet ami ? »

Je me levai tout ému.

« Madame, lui dis-je, j’accepte avec reconnaissance l’offre que vous me faites, et je ne saurais vous dire combien j’en suis fier, mais permettez-moi cependant d’y mettre une condition.

– Parlez, monsieur.

– C’est que ce titre d’ami, je l’accepterai avec toutes les obligations qu’il m’impose.

– Que voulez-vous dire ?

– Un mystère plane sur votre famille, madame ; ce mystère, il faut le pénétrer à tout prix : il faut s’emparer de la Peste-Noire, savoir qui elle est, ce qu’elle veut, d’où elle vient !...

– Oh ! fit-elle en agitant la tête, c’est impossible !...

– Qui sait, madame ? la Providence avait peut-être des vues sur moi, en inspirant à Sperver l’idée de venir me prendre à Fribourg.

– Vous avez raison, monsieur, répondit-elle gravement, la Providence ne fait rien d’inutile. Agissez comme votre cœur vous le conseillera. J’approuve tout d’avance ! »

Je portai à mes lèvres la main qu’elle me tendait, et je sortis plein d’admiration pour cette jeune femme si frêle, et pourtant si forte contre la douleur.

Rien n’est beau comme le devoir noblement accompli !

 

 

XII

 

Une heure après ma conversation avec Odile, Sperver et moi nous sortions ventre à terre du Nideck.

Le piqueur, courbé sur le cou de son cheval, n’avait qu’un cri : « Hue !... »

Il allait si vite que son grand mecklembourg, la crinière flottante, la queue droite et les jarrets tendus, semblait immobile : il fendait littéralement l’air. Quant à mon petit ardennais, je crois qu’il avait pris le mors aux dents. Lieverlé nous accompagnait, voltigeant à nos côtés comme une flèche. Le vertige nous emportait sur ses ailes !

Les tours du Nideck étaient loin, et Sperver avait pris l’avance comme d’habitude, lorsque je m’écriai :

« Halte, camarade ! halte !... Avant de poursuivre notre route, délibérons ! »

Il fit volte-face.

« Dis-moi seulement, Fritz, s’il faut tourner à droite ou à gauche.

– Non, approche, il est indispensable que tu connaisses le but de notre voyage. En deux mots, il s’agit de prendre la vieille ! »

Un éclair de satisfaction illumina la figure longue et jaune du vieux braconnier, ses yeux étincelèrent.

« Ah ! ah ! fit-il, je savais bien que nous serions forcés d’en venir là. »

Et, d’un mouvement d’épaule, il fit glisser sa carabine dans sa main.

Ce geste significatif me donna l’éveil.

« Un instant, Sperver ! il ne s’agit pas de tuer la Peste-Noire, mais de la prendre vivante.

– Vivante ?

– Sans doute, et, pour t’épargner bien des remords, je dois te prévenir que la destinée de la vieille est liée à celle de ton maître. Ainsi, la balle qui la frapperait tuerait le comte du même coup. »

Sperver ouvrit la bouche, tout stupéfait.

« Est-ce bien vrai, Fritz ?

– C’est positif. »

Il y eut un long silence ; nos deux chevaux, Fox et Reppel, balançaient la tête, l’un en face de l’autre, et se saluaient, grattant la neige du pied, comme pour se féliciter de l’expédition. Lieverlé bâillait d’impatience, allongeant et pliant sa longue échine maigre, comme une couleuvre, et Sperver restait immobile, la main sur sa carabine. Tout à coup il la fit repasser sur son dos et s’écria :

« Eh bien ! tâchons de la prendre vivante, cette Peste. Nous mettrons des gants s’il le faut ; mais ce n’est pas aussi facile que tu le penses, Fritz. »

Et la main étendue vers les montagnes qui se déroulaient en amphithéâtre autour de nous, il ajouta :

« Regarde : voici l’Altenberg, le Birkenwald, le Schnéeberg, l’Oxenhorn, le Rhéethal, le Behrenkopf, et, si nous montions un peu, tu verrais cinquante autres pics à perte de vue, jusque dans les plaines du Palatinat ; il y a là-dedans des rochers, des ravins, des défilés, des torrents et des forêts, toujours des forêts : ici des sapins, plus loin des hêtres, plus loin des chênes. La vieille se promène au milieu de tout cela ; elle a bon pied, bon œil, elle vous flaire d’une lieue. Allez donc la prendre.

– Si c’était facile, où serait le mérite ? Je ne t’aurais pas choisi tout exprès.

– C’est bel et bon ce que tu me chantes là, Fritz !... Encore si nous tenions un bout de sa piste, je ne dis pas qu’avec du courage, de la patience...

– Quant à sa piste, ne t’en inquiète pas, je m’en charge.

– Toi ?

– Moi-même.

– Tu te connais à trouver une piste ?

– Et pourquoi pas ?

– Ah ! du moment que tu ne doutes de rien, que tu penses en savoir plus que moi, c’est autre chose... marche en avant, je te suis. »

Il était facile de voir le dépit du vieux chasseur, irrité de ce que j’osais toucher à ses connaissances spéciales. Aussi, riant dans ma barbe, je ne me fis pas répéter l’invitation, et je tournai brusquement à gauche, sûr de couper les traces de la vieille, qui, de la poterne, après s’être enfuie avec le comte, avait dû traverser la plaine pour regagner la montagne.

Sperver marchait derrière moi, sifflant d’un air d’indifférence, et je l’entendais murmurer :

« Allez donc chercher en plaine les traces de la Louve !... un autre se serait imaginé qu’elle a dû suivre la lisière du bois, comme d’habitude. Mais il paraît qu’elle se promène maintenant à droite et à gauche, les mains dans les poches, comme un bourgeois de Fribourg. »

Je faisais la sourde oreille, quand tout à coup je l’entendis s’exclamer de surprise ; puis me regardant d’un œil pénétrant :

« Fritz, dit-il, tu en sais plus que tu n’en dis !

– Comment cela, Gédéon ?

– Oui, cette piste que j’aurais cherchée huit jours tu la trouves du premier coup ; ça n’est pas naturel !

– Où la vois-tu donc ?

– Eh ! n’aie pas l’air de la regarder à tes pieds ! »

Et m’indiquant au loin une traînée blanche à peine perceptible :

« La voilà ! »

Aussitôt il prit le galop ; je le suivis, et, deux minutes après, nous mettions pied à terre : c’était bien la trace de la Peste-Noire !

« Je serais curieux de savoir, s’écria Sperver en se croisant les bras, d’où diable cette trace peut venir.

– Que cela ne t’inquiète pas.

– Tu as raison, Fritz, ne fais pas attention à mes paroles ; je parle quelquefois en l’air. Le principal est de savoir où la piste nous mènera. »

Et cette fois le piqueur mit le genou dans la neige. J’étais tout oreilles ; lui, tout attention.

« La trace est fraîche, dit-il à la première inspection, elle est de cette nuit ! C’est étrange, Fritz, pendant la dernière attaque du comte, la vieille rôdait autour du Nideck. »

Puis, examinant avec plus de soin :

« Elle est de trois à quatre heures du matin.

– Comment le sais-tu ?

– L’empreinte est nette, il y a du grésil tout autour. La nuit dernière, vers minuit je suis sorti pour fermer les portes : il tombait du grésil, il n’y en a pas sur la trace ; donc elle a été faite depuis.

– C’est juste, Sperver, mais elle peut avoir été faite beaucoup plus tard : à huit ou neuf heures, par exemple.

– Non, regarde, elle est couverte de verglas. Il ne tombe de brouillard qu’au petit jour. La vieille est passée depuis le grésil, avant le verglas, de trois à quatre heures du matin. »

J’étais émerveillé de la perspicacité de Sperver.

Il se releva, frappant ses mains l’une contre l’autre, pour en détacher la neige, et, me regardant d’un air rêveur, il ajouta, comme se parlant à lui-même :

« Mettons, au plus tard, cinq heures du matin. Il est bien midi, n’est-ce pas, Fritz ?

– Midi moins un quart.

– Bon ! la vieille a sept heures d’avance sur nous. Il nous faudra suivre, pas à pas, tout le chemin qu’elle a fait. À cheval, nous pouvons la gagner d’une heure sur deux ; et, supposé qu’elle marche toujours, à sept ou huit heures du soir, nous la tenons. En route, Fritz, en route ! »

Nous repartîmes, suivant les traces. Elles nous guidaient droit vers la montagne.

Tout en galopant, Sperver me disait :

« Si le bonheur voulait que cette maudite Peste fût entrée dans un trou, quelque part, ou qu’elle se fût reposée une heure ou deux, nous pourrions la tenir avant la fin du jour.

– Espérons-le, Gédéon.

– Oh ! n’y compte pas, n’y compte pas. La vieille Louve est toujours en route, elle est infatigable, elle balaye tous les chemins creux du Schwartz-Wald. Enfin, il ne faut pas se flatter de chimères. Si par hasard, elle s’est arrêtée, tant mieux, nous en serons plus contents ; et si elle a marché toujours, eh bien ! nous ne serons pas découragés !... Allons, un temps de galop, hop ! hop ! Fox ! »

C’est une étrange situation que celle de l’homme à la chasse de son semblable, car, après tout, cette malheureuse était notre semblable ; elle était douée comme nous d’une âme immortelle, elle sentait, pensait, réfléchissait comme nous ; il est vrai que des instincts pervers la rapprochaient sous quelques rapports de la louve, et qu’un grand mystère planait sur sa destinée. La vie errante avait sans doute oblitéré chez elle le sens moral, et même effacé le caractère humain ; mais toujours est-il que rien, rien au monde, ne nous donnait le droit d’exercer sur elle le despotisme de l’homme sur la brute.

Et pourtant, une ardeur sauvage nous entraînait à sa poursuite ; moi-même, je sentais bouillonner mon sang, j’étais déterminé à ne reculer devant aucun moyen, pour m’emparer de cet être bizarre. La chasse au loup, au sanglier, ne m’aurait pas inspiré la même exaltation !

La neige volait derrière nous, et quelquefois des fragments de glace, enlevés par le fer comme à l’emporte-pièce, sifflaient à nos oreilles.

Sperver, tantôt le nez en l’air, sa grande moustache rousse au vent, tantôt son œil gris sur la piste, me rappelait ces fameux Baskirs, que j’avais vus traverser l’Allemagne dans mon enfance, et son grand cheval, maigre, sec, musculeux, la crinière développée, le corsage svelte comme un lévrier, complétait l’illusion.

Lieverlé, dans son enthousiasme, bondissait parfois à la hauteur de nos chevaux, et je ne pouvais m’empêcher de frémir, en songeant à sa rencontre avec la Peste : il était capable de la mettre en pièces avant qu’elle eût le temps de jeter un cri.

Du reste, la vieille nous donnait terriblement à courir. Sur chaque colline elle avait fait un crochet, à chaque monticule nous trouvions une fausse trace.

« Encore ici, criait Sperver, ce n’est rien, on voit de loin ; mais dans le bois, ce sera bien autre chose. C’est là qu’il faudra ouvrir l’œil !... Vois-tu, la maudite bête, comme elle sait fausser la piste !... La voilà qui s’est amusée à balayer ses pas, et puis, sur cette hauteur exposée au vent, elle s’est glissée jusqu’au ruisseau, elle l’a suivi dans le cresson pour gagner le coin des bruyères. Sans ces deux pas-ci, elle nous dévoyait pour sûr ! »

Nous venions d’atteindre la lisière d’un bois de sapins. La neige, dans ces sortes de forêts, ne dépasse jamais l’envergure des rameaux. C’était un passage difficile. Sperver mit pied à terre pour mieux y voir, et me fit placer à sa gauche, afin d’éviter mon ombre.

Il y avait là de grandes places couvertes de feuilles mortes, et de ces brindilles flexibles de sapin, qui ne prennent pas l’empreinte. Aussi n’était-ce que dans les espaces libres, où la neige était tombée, que Sperver retrouvait le fil de la trace.

Il nous fallut une heure pour sortir de ce bouquet d’arbres. Le vieux braconnier s’en rongeait la moustache, et son grand nez formait un demi-cercle. Quand je voulais seulement dire un mot, il m’interrompait brusquement et s’écriait :

« Ne parle pas, ça me trouble ! »

Enfin nous redescendîmes un vallon à gauche, et Gédéon, m’indiquant les pas de la Louve, au versant des bruyères :

« Ceci, vieux, dit-il, n’est pas une fausse sortie, nous pouvons la suivre en toute confiance.

– Pourquoi ?

– Parce que la Peste a l’habitude, dans toutes ses contremarches, de faire trois pas de côté, puis de revenir sur ses brisées, d’en faire cinq ou six de l’autre, et de sauter brusquement dans une éclaircie. Mais, quand elle se croit bien couverte, elle débusque sans s’inquiéter des feintes. Tiens, que t’ai-je dit ?... Elle bourre maintenant sous les broussailles comme un sanglier, il ne sera pas difficile de suivre sa voie. C’est égal, mettons-la toujours entre nous, et allumons une pipe. »

Nous fîmes halte, et le brave homme, dont la figure commençait à s’animer, me regardant avec enthousiasme, s’écria :

« Fritz, ceci peut être un des plus beaux jours de ma vie ! Si nous prenons la vieille, je veux la ficeler comme un paquet de guenilles sur la croupe de Fox. Une seule chose m’ennuie.

– Quoi ?

– C’est d’avoir oublié ma trompe. J’aurais voulu sonner la rentrée en approchant du Nideck. Ha ! ha ! ha ! »

Il alluma son tronçon de pipe, et nous repartîmes. Les traces de la Louve gagnaient alors le haut des bois sur une pente tellement roide, qu’il nous fallut plusieurs fois mettre pied à terre et conduire nos chevaux par la bride.

« La voilà qui tourne à droite, me dit Sperver ; de ce côté les montagnes sont à pic, l’un de nous sera peut-être forcé de tenir les chevaux en main, tandis que l’autre grimpera pour rabattre. C’est le diable, on dirait que le jour baisse ! »

Le paysage prenait alors une ampleur grandiose ; d’énormes roches grises, chargées de glaçons, élevaient de loin en loin leurs pointes anguleuses, comme des écueils au-dessus d’un océan de neige.

Rien de mélancolique comme le spectacle de l’hiver dans les hautes montagnes : les crêtes, les ravins, les arbres dépouillés, les bruyères scintillantes de givre, ont un caractère d’abandon et de tristesse indicible. Et le silence, – si profond que vous entendez une feuille glisser sur la neige durcie, une brindille se détacher de l’arbre, – le silence vous pèse, il vous donne l’idée incommensurable du néant !...

Que l’homme est peu de chose ! deux hivers consécutifs, et la vie est balayée de la terre.

Par instants l’un de nous éprouvait le besoin d’élever la voix, c’était une parole insignifiante :

« Ah ! nous arriverons !... Quel froid de loup !... »

Ou bien :

« Hé ! Lieverlé, tu baisses l’oreille. »

Tout cela pour s’entendre soi-même, pour se dire :

« Oh ! je me porte bien... hum ! hum ! »

Malheureusement, Fox et Reppel commençaient à se fatiguer ; ils enfonçaient jusqu’au poitrail et ne hennissaient plus comme au départ.

Et puis les défilés inextricables du Schwartz-Wald se prolongent indéfiniment. La vieille aimait ces solitudes : ici elle avait fait le tour d’une hutte de charbonnier abandonnée, plus loin elle avait arraché des racines qui croissent sur les roches moussues, ailleurs elle s’était assise au pied d’un arbre, et cela récemment, il y avait tout au plus deux heures, car les traces étaient fraîches ; aussi notre espoir et notre ardeur s’en redoublaient. Mais le jour baissait à vue d’œil !

Chose étrange, depuis notre départ du Nideck, nous n’avions rencontré ni bûcherons, ni charbonniers, ni ségares. Dans cette saison, la solitude du Schwartz-Wald est aussi profonde que celle des steppes de l’Amérique du Nord.

À cinq heures, la nuit était venue ; Sperver fit halte et me dit :

« Mon pauvre Fritz, nous sommes partis deux heures trop tard. La Louve a trop d’avance sur nous ! Avant dix minutes, il va faire noir sous les arbres comme dans un four. Ce qu’il y a de plus simple, c’est de gagner la Roche-Creuse, à vingt minutes d’ici, d’allumer un bon feu, de manger nos provisions et de vider notre peau de bouc. Dès que la lune se lèvera, nous reprendrons la piste, et si la vieille n’est pas le diable en personne, il y a dix à parier contre un, que nous la trouverons morte de froid au pied d’un arbre ; car il est impossible qu’une créature humaine puisse supporter de telles fatigues, par un temps comme celui-ci : Sébalt lui-même, qui est le premier marcheur du Schwartz-Wald, n’y résisterait pas !... Voyons, Fritz, qu’en penses-tu ?

– Je pense qu’il faudrait être fou pour agir autrement ; et d’abord je ne me sens plus de faim.

– Eh bien donc, en route ! »

Il prit les devants et s’engagea dans une gorge étroite, entre deux lignes de rochers à pic. Les sapins croisaient leurs branches au-dessus de nos têtes. Sous nos pieds coulait un torrent presque à sec ; et, de loin en loin, quelque rayon égaré dans ces profondeurs faisait miroiter le flot terne comme du plomb.

L’obscurité devint telle que je dus abandonner la bride de Reppel. Les pas de nos chevaux sur les cailloux glissants avaient des retentissements bizarres, comme des éclats de rire de macaques. Les échos des rochers répétaient coup sur coup, et, dans le lointain, un point bleu semblait grandir à notre approche : c’était l’issue de la gorge.

« Fritz, me dit Sperver, nous sommes ici dans le lit du torrent de la Tunkelbach. C’est le défilé le plus sauvage de tout le Schwartz-Wald ; il se termine par une sorte de cul-de-sac, qu’on appelle la Marmite du Grand Gueulard. Au printemps, à l’époque de la fonte des neiges, la Tunkelbach vomit là-dedans toutes ses entrailles, d’une hauteur de deux cents pieds. C’est un tapage épouvantable. Les eaux jaillissent et retombent en pluie jusque sur les montagnes environnantes. Parfois même elles emplissent la grande caverne de la Roche-Creuse ; mais à cette heure elle doit être sèche comme une poire à poudre, et nous pourrons y faire un bon feu. »

Tout en écoutant Gédéon, je considérais ce sombre défilé, et je me disais que l’instinct des fauves cherchant de tels repaires, loin du ciel, loin de tout ce qui égaye l’âme, que cet instinct tient du remords. En effet, les êtres qui vivent en plein soleil : la chèvre debout sur son rocher pointu, le cheval emporté dans la plaine, le chien qui s’ébat près de son maître, l’oiseau qui se baigne en pleine lumière, tous respirent la joie, le bonheur ; ils saluent le jour de leurs danses et de leurs cris d’enthousiasme. Et le chevreuil qui brame à l’ombre des grands arbres, dans ses paquis verdoyants, a quelque chose de poétique comme l’asile qu’il préfère ; le sanglier, quelque chose de brusque, de bourru, comme les halliers impénétrables où il s’enfonce ; l’aigle, de fier, d’altier comme ses rochers à pic ; le lion, de majestueux comme les voûtes grandioses de sa caverne ; mais le loup, le renard, la fouine, recherchent les ténèbres, la peur les accompagne ; cela ressemble au remords !

Je rêvais encore à ces choses, et je sentais déjà l’air vif me frapper au visage, – car nous approchions de l’issue de la gorge, – quand tout à coup un reflet rougeâtre passa sur la roche à cent pieds au-dessus de nous, empourprant le vert sombre des sapins, et faisant scintiller les guirlandes de givre.

« Ha ! fit Sperver d’une voix étouffée, nous tenons la vieille ! »

Mon cœur bondit ; nous étions pressés l’un contre l’autre.

Le chien grondait sourdement.

« Est-ce qu’elle ne peut pas s’échapper ? demandai-je tout bas.

– Non, elle est prise comme un rat dans une ratière, la Marmite du Grand Gueulard n’a pas d’autre issue que celle-ci, et, tout autour, les rochers ont deux cents pieds de haut. Ha ! ha ! je te tiens, vieille scélérate ! »

Il mit pied à terre dans l’eau glacée, me donnant la bride de son cheval à tenir. Un tremblement me saisit. J’entendis dans le silence le tic-tac rapide d’une carabine qu’on arme. Ce petit bruit strident me passa par tous les nerfs.

« Sperver, que vas-tu faire ?

– Ne crains rien, c’est pour l’effrayer.

– À la bonne heure ! mais, pas de sang ! Rappelle-toi ce que je t’ai dit : « La balle qui frapperait la Peste tuerait également le comte ! »

– Sois tranquille. »

Il s’éloigna sans m’écouter davantage. J’entendis le clapotement de ses pieds dans l’eau, puis je vis sa haute taille debout à l’issue de la gorge, noire sur le fond bleuâtre. Il resta bien cinq minutes immobile. Moi, penché, attentif, je regardais, m’approchant tout doucement. Comme il se retournait, je n’étais plus qu’à trois pas.

« Chut ! fit-il d’un air mystérieux. Regarde ! »

Au fond de l’anse, taillée à pic comme une carrière dans la montagne, je vis un beau feu dérouler ses spirales d’or à la voûte d’une caverne, et devant le feu un homme accroupi, qu’à son costume je reconnus pour le baron de Zimmer-Blouderic.

Il était immobile, le front dans les mains. Derrière lui, une forme noire gisait étendue sur le sol, et, plus loin, son cheval à demi perdu dans l’ombre nous regardait l’œil fixe, l’oreille droite, les naseaux tout grands ouverts.

Je restai stupéfait !

Comment le baron de Zimmer se trouvait-il à cette heure dans cette solitude ?... Qu’y venait-il faire ?... S’était-il égaré ?...

Les suppositions les plus contradictoires se heurtaient dans mon esprit, et je ne savais à laquelle m’arrêter quand le cheval du baron se prit à hennir.

À ce bruit, son maître releva la tête.

« Qu’as-tu donc, Donner ? » dit-il.

Puis, à son tour, il regarda dans notre direction, les yeux écarquillés.

Cette tête pâle aux arêtes saillantes, aux lèvres minces, aux grands sourcils noirs contractés, et creusant au milieu du front une longue ride perpendiculaire, m’aurait frappé d’admiration dans toute autre circonstance ; mais alors un sentiment d’appréhension indéfinissable s’était emparé de mon âme, et j’étais plein d’inquiétude.

Tout à coup le jeune homme s’écria :

« Qui va là ?

– Moi, Monseigneur, répondit aussitôt Gédéon en s’avançant vers lui, moi, Sperver, le piqueur du comte de Nideck !... »

Un éclair traversa le regard du baron, mais pas un muscle de sa figure ne tressaillit. Il se leva, ramenant d’un geste sa pelisse sur ses épaules. J’attirai les chevaux et le chien, qui se mit subitement à hurler d’une façon lamentable.

Qui n’est sujet à des craintes superstitieuses ? Aux plaintes de Lieverlé, j’eus peur, un frisson glacial me parcourut tout le corps.

Sperver et le baron se trouvaient à cinquante pas l’un de l’autre : le premier immobile au milieu de l’anse, la carabine sur l’épaule ; le second, debout sur la plate-forme extérieure de la caverne, la tête haute, l’œil fier et nous dominant du regard.

« Que voulez-vous ? dit le jeune homme d’un accent agressif.

– Nous cherchons une femme, répondit le vieux braconnier, une femme qui vient tous les ans rôder autour du Nideck, et nous avons l’ordre de l’arrêter !

– A-t-elle volé ?

– Non.

– A-t-elle tué ?

– Non, Monseigneur.

– Alors que lui voulez-vous ? De quel droit la poursuivez-vous ? »

Sperver se redressa et fixant ses yeux gris sur le baron :

« Et vous, de quel droit l’avez-vous prise ? fit-il avec un sourire bizarre, car elle est là... je la vois au fond de la caverne. De quel droit mettez-vous la main dans nos affaires ?... Ne savez-vous pas que nous sommes ici sur les terres du Nideck, et que nous avons droit de haute et basse justice ? »

Le jeune homme pâlit, et d’un ton rude :

« Je n’ai pas de comptes à vous rendre, dit-il.

– Prenez garde, reprit Sperver, je viens avec des paroles de paix, de conciliation. J’agis au nom du seigneur Yéri-Hans, je suis dans mon droit, et vous me répondez mal.

– Votre droit ?... fit le jeune homme avec un sourire amer. Ne parlez pas de votre droit, vous me forceriez à vous dire le mien !...

– Eh bien, dites-le ! s’écria le vieux braconnier, dont le grand nez se courbait de colère.

– Non, répondit le baron, je ne vous dirai rien, et vous n’entrerez pas !

– C’est ce que nous allons voir ! » fit Sperver en avançant vers la caverne.

Le jeune homme tira son couteau de chasse. Alors, moi, voyant cela, je voulus m’élancer entre eux. Malheureusement, le chien que je tenais en laisse m’échappa d’une secousse et m’étendit à terre. Je crus le baron perdu ; mais, au même instant, un cri sauvage partit du fond de la caverne, et, comme je me relevais, j’aperçus la vieille debout devant la flamme, les vêtements en lambeaux, la tête rejetée en arrière, les cheveux flottants sur les épaules ; elle levait au ciel ses longs bras maigres et poussait des hurlements lugubres, comme la plainte du loup par les froides nuits d’hiver, quand la faim lui tord les entrailles.

Je n’ai rien vu de ma vie d’aussi épouvantable. Sperver, immobile, l’œil fixe, la bouche entrouverte, semblait pétrifié. Le chien lui-même, à cette apparition inattendue, s’était arrêté quelques secondes ; mais courbant tout à coup son échine hérissée de colère, il reprit sa course avec un grondement d’impatience qui me fit frémir. La plate-forme de la caverne se trouvait à huit ou dix pieds du sol, sans cela il l’eût atteinte du premier bond. Je l’entends encore franchir les broussailles couvertes de givre, je vois le baron se jeter devant la vieille, en criant d’une voix déchirante :

« Ma mère !... »

Puis le chien reprendre un dernier élan, et Sperver, rapide comme l’éclair, le mettre en joue et le foudroyer aux pieds du jeune homme.

Cela s’était passé dans une seconde. Le gouffre s’était illuminé, et les échos lointains se renvoyaient l’explosion dans leurs profondeurs infinies. Le silence parut ensuite grandir, comme les ténèbres après l’éclair.

Quand la fumée de la poudre se fut dissipée, j’aperçus Lieverlé gisant à la base du roc, et la vieille évanouie dans les bras du jeune homme. Sperver, pâle, regardant le baron d’un œil sombre, laissait tomber la crosse de sa carabine à terre, la face contractée et les yeux à demi fermés d’indignation.

« Seigneur de Blouderic, dit-il, la main étendue vers la caverne, je viens de tuer mon meilleur ami, pour sauver cette femme... votre mère !... Rendez grâces au ciel que sa destinée soit liée à celle du comte... Emmenez-la !... Emmenez-la !... et qu’elle ne revienne plus... car je ne répondrais pas du vieux Sperver !... »

Puis, jetant un coup d’œil sur le chien :

« Mon pauvre Lieverlé !... s’écria-t-il d’une voix déchirante. Ah ! voilà donc ce qui m’attendait ici... Viens, Fritz... partons... sauvons-nous... Je serais capable de faire un malheur !... »

Et saisissant Fox par la crinière, il voulut se mettre en selle, mais tout à coup le cœur lui creva, et laissant tomber sa tête sur l’épaule de son cheval, il se prit à sangloter comme un enfant.

 

 

XIII

 

Sperver venait de partir, emportant Lieverlé dans son manteau. J’avais refusé de le suivre ; mon devoir, à moi, me retenait près de la vieille, je ne pouvais abandonner cette malheureuse sans manquer à ma conscience.

D’ailleurs, il faut bien le dire, j’étais curieux de voir de près cet être bizarre ; aussi le piqueur avait à peine disparu dans les ténèbres du défilé, que je gravissais déjà le sentier de la caverne.

Là m’attendait un spectacle étrange.

Sur un grand manteau de fourrure blanche était étendue la vieille dans sa longue robe pourpre, les mains crispées sur sa poitrine, une flèche d’or dans ses cheveux gris.

Je vivrais mille ans que l’image de cette femme ne s’effacerait pas de mon esprit ; cette tête de vautour agitée par les derniers tressaillements de la vie, l’œil fixe et la bouche entrouverte, était formidable à voir. Telle devait être à sa dernière heure la terrible reine Frédégonde.

Le baron, à genoux près d’elle, essayait de la ranimer ; mais au premier coup d’œil, je vis que la malheureuse était perdue, et ce n’est pas sans un sentiment de pitié profonde, que je me baissai pour lui prendre le bras.

« Ne touchez pas à madame, s’écria le jeune homme d’un accent irrité ; je vous le défends !

– Je suis médecin, Monseigneur. »

Il m’observa quelques secondes en silence, puis se relevant :

« Pardonnez-moi, monsieur, dit-il à voix basse, pardonnez-moi ! »

Il était devenu tout pâle, ses lèvres tremblaient.

Au bout d’un instant il reprit :

« Que pensez-vous ?

– C’est fini... Elle est morte ! »

Alors, sans répondre un mot, il s’assit sur une large pierre, le front dans sa main, le coude sur le genou, l’œil fixe, comme anéanti.

Moi je m’accroupis près du feu, regardant la flamme grimper à la voûte de la caverne et projeter des lueurs de cuivre rouge sur la face rigide de la vieille.

Nous étions là depuis une heure, immobiles comme deux statues, quand, relevant tout à coup la tête, le baron me dit :

« Monsieur, tout ceci me confond !... Voici ma mère... depuis vingt-six ans je croyais la connaître... et voilà que tout un monde de mystères et d’horreur s’ouvre devant mes yeux !... Vous êtes médecin... avez-vous jamais rien vu d’aussi épouvantable ?

– Monseigneur, lui répondis-je, le comte de Nideck est atteint d’une maladie qui offre un singulier caractère de ressemblance avec celle de madame votre mère. Si vous avez assez de confiance en moi pour me communiquer les faits dont vous avez dû être témoin, je vous confierai volontiers ceux qui sont à ma connaissance, car cet échange pourrait peut-être m’offrir un moyen de sauver mon malade.

– Volontiers, monsieur », fit-il.

Et sans autre transition il me raconta que la baronne de Blouderic, appartenant à l’une des plus grandes familles de la Saxe, faisait chaque année, vers l’automne, un voyage en Italie, accompagnée d’un vieux serviteur qui possédait seul toute sa confiance ; que cet homme, étant sur le point de mourir, avait désiré voir en particulier le fils de son ancien maître, et qu’à cette heure suprême, tourmenté sans doute par quelque remords, il avait dit au jeune homme que le voyage de sa mère en Italie n’était qu’un prétexte pour se livrer à des excursions dans le Schwartz-Wald, dont lui-même ne connaissait pas le but, mais qui devaient avoir quelque chose d’épouvantable, car la baronne en revenait exténuée, déguenillée, presque mourante, et qu’il lui fallait plusieurs semaines de repos pour se remettre des fatigues horribles de ces quelques jours.

Voilà ce que le vieux domestique avait raconté simplement au jeune baron, croyant accomplir en cela son devoir.

Le fils, voulant à tout prix savoir à quoi s’en tenir, avait vérifié l’année même ce fait incompréhensible en suivant sa mère d’abord jusqu’à Baden. Il l’avait vue ensuite s’enfoncer dans les gorges du Schwartz-Wald et l’avait suivie pour ainsi dire pas à pas. Ces traces que Sébalt avait remarquées dans la montagne, c’étaient les siennes.

Quand le baron m’eut fait cette confidence, je ne crus pas devoir lui cacher l’influence bizarre que l’apparition de la vieille exerçait sur l’état de santé du comte, ni les autres circonstances de ce drame.

Nous demeurâmes tous deux confondus de la coïncidence de ces faits, de l’attraction mystérieuse que ces êtres exerçaient l’un sur l’autre sans se connaître, de l’action tragique qu’ils représentaient à leur insu, de la connaissance que la vieille avait du château, de ses issues les plus secrètes, sans l’avoir jamais vu précédemment, du costume qu’elle avait découvert pour cette représentation, et qui ne pouvait avoir été pris qu’au fond de quelque retraite mystérieuse, que la lucidité magnétique seule lui avait révélée. Enfin, nous demeurâmes d’accord que tout est épouvantement dans notre existence, et que le mystère de la mort est peut-être le moindre des secrets que Dieu se réserve, quoiqu’il nous paraisse le plus important.

Cependant la nuit commençait à pâlir. Au loin, bien loin, une chouette sonnait la retraite des ténèbres, de cette voix étrange qui semble sortir d’un goulot de bouteille. Bientôt se fit entendre un hennissement dans les profondeurs du défilé ; puis, aux premières lueurs du jour, nous vîmes apparaître un traîneau conduit par le domestique du baron. Il était couvert de paille et de literies. On y chargea la vieille.

Moi, je remontai sur mon cheval, qui ne paraissait pas fâché de se dégourdir les jambes, étant resté la moitié de la nuit les pieds sur la glace. J’accompagnai le traîneau jusqu’à la sortie du défilé, et nous étant salués gravement, comme cela se pratique entre seigneurs et bourgeois, ils prirent à gauche vers Hirschland, et moi je me dirigeai vers les tours du Nideck.

À neuf heures, j’étais en présence de mademoiselle Odile et je l’instruisais des événements qui venaient de s’accomplir.

M’étant rendu ensuite près du comte, je le trouvai dans un état fort satisfaisant. Il éprouvait une grande faiblesse, bien naturelle après les crises terribles qu’il venait de traverser ; mais il avait repris possession de lui-même et la fièvre avait complètement disparu depuis la veille au soir.

Tout marchait vers une guérison prochaine.

Quelques jours plus tard, voyant le vieux seigneur en pleine convalescence, je voulus retourner à Fribourg, mais il me pria si instamment de fixer mon séjour au Nideck et me fit des conditions tellement honnêtes à tous égards, qu’il me fut impossible de me refuser à son désir.

Je me souviendrai longtemps de la première chasse au sanglier que j’eus l’honneur de faire avec le comte, et surtout de la magnifique rentrée aux flambeaux après avoir battu les neiges du Schwartz-Wald douze heures de suite sans quitter l’étrier.

Je venais de souper et je montais à la tour de Hugues brisé de fatigue, quand passant devant la chambre de Sperver, dont la porte se trouvait entrouverte, des cris joyeux frappèrent mes oreilles. Je m’arrêtai, et le plus agréable spectacle s’offrit à mes regards : autour de la table en chêne massif, se pressaient vingt figures épanouies. Deux lampes de fer, suspendues à la voûte, éclairaient toutes ces faces larges, carrées, bien portantes.

Les verres s’entrechoquaient !...

Là se trouvait Sperver avec son front osseux, ses moustaches humides, ses yeux étincelants et sa chevelure grise ébouriffée ; il avait à sa droite Marie Lagoutte, à sa gauche Knapwurst ; une teinte rose colorait ses joues brunies au grand air, il levait l’antique hanap d’argent ciselé, noirci par les siècles, et sur sa poitrine brillait la plaque du baudrier, car, selon son habitude, il portait le costume de chasse.

C’était une belle figure simple et joyeuse.

Les joues de Marie Lagoutte avaient de petites flammes rouges, et son grand bonnet de tulle semblait prendre la volée ; elle riait, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre.

Quant à Knapwurst, accroupi dans son fauteuil, la tête à la hauteur du coude de Sperver, vous eussiez dit une gourde énorme. Puis venait Tobie Offenloch, comme barbouillé de lie de vin, tant il était rouge, sa perruque au bâton de sa chaise, sa jambe de bois en affût sous la table. Et, plus loin, la longue figure mélancolique de Sébalt, qui riait tout bas en regardant au fond de son verre.

Il y avait aussi les gens de service, les domestiques et les servantes ; enfin tout ce petit monde qui vit et prospère autour des grandes familles, comme la mousse, le lierre et le volubilis au pied du chêne.

Les yeux étaient voilés de douces larmes : la vigne du Seigneur pleurait d’attendrissement !

Sur la table, un énorme jambon, à cercles pourpres concentriques, attirait d’abord les regards. Puis venaient les longues bouteilles de vin du Rhin, éparses au milieu des plats fleuronnés, des pipes d’Ulm à chaînette d’argent et des grands couteaux à lame luisante.

La lumière de la lampe répandait sur tout cela sa belle teinte couleur d’ambre, et laissait dans l’ombre les vieilles murailles grises où se roulaient en cercles d’or les trompes, les cors et les cornets de chasse du piqueur.

Rien de plus original que ce tableau.

La voûte chantait.

Sperver, comme je l’ai dit, levait le hanap ; il entonnait l’air du burgrave Hatto le Noir :

 

Je suis le roi de ces montagnes !

 

tandis que la rosée vermeille de l’affenthal tremblotait à chaque poil de ses moustaches. À mon aspect, il s’interrompit, et me tendant la main :

« Fritz, dit-il, tu nous manquais. Il y a longtemps que je ne me suis senti aussi heureux que ce soir. Sois le bienvenu.

Comme je le regardais avec étonnement, car depuis la mort de Lieverlé je ne me rappelais pas l’avoir vu sourire, il ajouta d’un air grave :

« Nous célébrons le rétablissement de Monseigneur, et Knapwurst nous raconte des histoires ! »

Tout le monde s’était retourné.

Les plus joyeuses acclamations me saluèrent.

Je fus entraîné par Sébalt, installé près de Marie Lagoutte, et mis en possession d’un grand verre de Bohême, avant d’être revenu de mon ébahissement.

La vieille salle bourdonnait d’éclats de rire, et Sperver, m’entourant le cou de son bras gauche, la coupe haute, la figure sévère comme tout brave cœur qui a un peu trop bu, s’écriait :

« Voilà mon fils !... Lui et moi... moi et lui... jusqu’à la mort !... À la santé du docteur Fritz !... »

Knapwurst, debout sur la traverse de son fauteuil, comme une rave fendue en deux, se penchait vers moi et me tendait son verre. Marie Lagoutte faisait voler les grandes ailes de son bavolet, et Sébalt, droit devant sa chaise, grand et maigre comme l’ombre du Wildjaëger debout dans les hautes bruyères, répétait : « À la santé du docteur Fritz ! » pendant que des flocons de mousse ruisselaient de sa coupe, et s’éparpillaient sur les dalles.

Il y eut un moment de silence. Tout le monde buvait, puis un seul choc : tous les verres touchaient la table à la fois.

« Bravo ! » s’écria Sperver.

Puis se tournant vers moi :

« Fritz, dit-il, nous avons déjà porté la santé du comte et celle de mademoiselle Odile. Tu vas en faire autant ! »

Il me fallut par deux fois vider le hanap, sous les yeux de la salle attentive. Alors, je devins grave à mon tour, et je trouvai tous les objets lumineux ; les figures sortaient de l’ombre pour me regarder de plus près : il y en avait de jeunes et de vieilles, de belles et de laides ; mais toutes me parurent bonnes, bienveillantes et tendres. Les plus jeunes pourtant, mes yeux les attiraient du bout de la salle, et nous échangions ensemble de longs regards pleins de sympathie.

Sperver fredonnait et riait toujours. Tout à coup, posant la main sur la bosse du nain :

« Silence ! dit-il, voici Knapwurst, notre archiviste, qui va parler !... Cette bosse, voyez-vous, c’est l’écho de l’antique manoir du Nideck ! »

Le petit bossu, bien loin de se fâcher d’un tel compliment, regarda le piqueur avec attendrissement et dit :

« Et toi, Sperver, tu es un de ces vieux reîtres dont je vous ai raconté l’histoire !... Oui, tu as le bras, la moustache et le cœur d’un vieux reître ! Si cette fenêtre s’ouvrait et que l’un d’eux, allongeant le bras du milieu des ombres, te tendait la main, que dirais-tu ?

– Je lui serrerais la main et je lui dirais : « Camarade, viens t’asseoir avec nous. Le vin est aussi bon et les filles aussi jolies que du temps de Hugues. Regarde ! »

Et Sperver montrait la brillante jeunesse qui riait autour de la table.

Elles étaient bien jolies, les filles du Nideck : les unes rougissaient de joie, d’autres levaient lentement leurs cils blonds voilant un regard d’azur, et je m’étonnais de n’avoir pas encore remarqué ces roses blanches, épanouies sur les tourelles du vieux manoir.

« Silence !... s’écria Sperver pour la seconde fois. Notre ami Knapwurst va nous répéter la légende qu’il nous racontait tout à l’heure.

– Pourquoi pas une autre ? dit le bossu.

– Celle-là me plaît !

– J’en sais de plus belles.

– Knapwurst ! fit le piqueur en levant le doigt d’un air grave, j’ai des raisons pour entendre la même ; fais-la courte si tu veux. Elle dit bien des choses. Et toi, Fritz, écoute ! »

Le nain, à moitié gris, posa ses deux coudes sur la table, et les joues relevées sur les poings, les yeux à fleur de tête, il s’écria d’une voix perçante :

 

« Eh bien donc ! Bernard Hertzog rapporte que le burgrave Hugues, surnommé le Loup, étant devenu vieux, se couvrit du chaperon : c’était un bonnet de mailles, qui emboîtait tout le heaume quand le chevalier combattait. Quand il voulait prendre l’air, il ôtait son casque, et se couvrait du bonnet. Alors les lambrequins retombaient sur ses épaules.

« Jusqu’à quatre-vingt-deux ans, Hugues n’avait pas quitté son armure ; mais, à cet âge, il respirait avec peine.

« Il fit venir Otto Burlach, son chapelain, Hugues, son fils aîné, son second fils Barthold, et sa fille, Berthe la Rousse, femme d’un chef saxon nommé Blouderic, et leur dit :

– « Votre mère la Louve m’a prêté sa griffe... son sang s’est mêlé au mien... Il va renaître par vous de siècle en siècle, et pleurer dans les neiges du Schwartz-Wald ! Les uns diront : c’est la bise qui pleure ! Les autres : c’est la chouette !... Mais ce sera votre sang, le mien, le sang de la Louve, qui m’a fait étrangler Edwige, ma première femme devant Dieu et la sainte Église... Oui... elle est morte par mes mains... Que la Louve soit maudite ! car il est écrit : « Je poursuivrai le crime du père dans ses descendants, jusqu’à ce que justice soit faite ! »

« Et le vieux Hugues mourut.

« Or, depuis ce temps-là, la bise pleure, la chouette crie, et les voyageurs errant la nuit ne savent pas que c’est le sang de la Louve qui pleure... lequel renaît, dit Hertzog, et renaîtra de siècle en siècle, jusqu’au jour où la première femme de Hugues, Edwige la Blonde, apparaîtra sous la forme d’un ange au Nideck, pour consoler et pardonner !... »

Sperver se levant alors, détacha l’une des lampes de la torchière, et demanda les clefs de la bibliothèque à Knapwurst stupéfait.

Il me fit signe de le suivre.

Nous traversâmes rapidement la grande galerie sombre, puis la salle d’armes, et bientôt la salle des archives apparut au bout de l’immense corridor.

Tous les bruits avaient cessé, on eût dit un château désert.

Parfois je tournais la tête, et je voyais alors nos deux ombres, se prolongeant à l’infini, glisser comme des fantômes sur les hautes tentures, et se tordre en contorsions bizarres.

J’étais ému, j’avais peur !

Sperver ouvrit brusquement la vieille porte de chêne, et, la torche haute, les cheveux ébouriffés, la face pâle, il entra le premier. Arrivé devant le portrait d’Edwige, dont la ressemblance avec la jeune comtesse m’avait frappé lors de notre première visite à la bibliothèque, il s’arrêta et me dit d’un air solennel :

« Voici celle qui doit revenir pour consoler et pardonner !... Eh bien ! elle est revenue !... Dans ce moment, elle est en bas, près du vieux. Regarde, Fritz, la reconnais-tu ?... c’est Odile !... »

Puis, se tournant vers le portrait de la seconde femme de Hugues :

« Quant à celle-là, reprit-il, c’est Huldine la Louve. Pendant mille ans, elle a pleuré dans les gorges du Schwartz-Wald, et c’est elle qui est la cause de la mort de mon pauvre Lieverlé ; mais désormais les comtes de Nideck peuvent dormir tranquilles, car justice est faite, et le bon ange de la famille est de retour ! »